La demande pour des données probantes au sein de la fonction publique canadienne

Par Louis Melançon, Assistant de recherche pour le Réseau Impact Recherche Canada 

Bédard, Pierre-Olivier, et Alexandra Mallett. « La demande pour des données probantes au sein de la fonction publique canadienne. » Démocratie et politiques publiques (2019): 229. 

Comment les données probantes influencent-elles les décisions politiques au Canada ? Dans un chapitre de l’ouvrage Démocratie et politiques publiques, publié en 2019 sous la direction de Jérôme Couture et Steve Jacob, les chercheurs Pierre-Olivier Bédard et Alexandra Mallett explorent les mécanismes et politiques en place au sein de la fonction publique canadienne qui imposent l’utilisation des données probantes.  

On peut considérer comme données probantes, expliquent Bédard et Mallett, « toutes sources de données, résultats de recherche, connaissances issues d’investigations systématiques et d’analyses méthodiques, indépendamment de leur origine et du champ disciplinaire ». On doit à Carol Weiss la typologie la plus connue quant à l’utilisation des données probantes. La première forme d’utilisation, dite instrumentale, concerne les cas où les conclusions d’une recherche ont directement influencé une décision politique. L’utilisation conceptuelle concerne quant à elle les cas où les données ont influencé indirectement une décision, en modifiant la compréhension du décideur ou de l’analyste face à un enjeu. L’utilisation symbolique consiste en l’utilisation des données probantes pour justifier ou légitimer une décision sur des bases scientifiques, une fois cette décision déjà prise. Enfin, l’utilisation imposée concerne les cas où la considération des données probantes est exigée à l’intérieur même du processus décisionnel.  

L’utilisation imposée est décrite par Weiss comme une solution partielle aux problèmes liés à l’utilisation des données probantes en politique, comme le manque de capacité ou de motivation des décideurs publics, ainsi que la diffusion inadéquate des connaissances. Il s’agit en quelque sorte d’une utilisation instrumentale mandatée, obligatoire. L’utilisation imposée peut contribuer à instaurer une certaine transparence au processus décisionnel, ainsi qu’à intégrer l’apprentissage à l’orientation des politiques publiques. Dans un contexte où on exige des preuves de résultats et de rendement, l’utilisation imposée des données probantes permet l’instauration d’une certaine imputabilité.  

Type d’utilisationDéfinition
InstrumentaleLes données probantes guident la décision. Contribution directe et linéaire à la décision.
ConceptuelleLes données probantes contribuent à modifier la compréhension d’un phénomène. Contribution indirecte et non linéaire à la décision.
Symbolique/politiqueLes données probantes servent à légitimer, justifier une décision déjà prise. Contribution nulle (symbolique) à la décision.
ImposéeLes données probantes sont utilisées en raison d’un mandat clair (légal ou autre) exigeant leur analyse et considération. Contribution variable en fonction de la nature du mécanisme (imputabilité contre apprentissage).
Sources: Weiss 1979 ; Weiss, Murphy-Graham et Birkeland 2005.

Au Canada, l’essentiel des décisions prises par la branche exécutive du gouvernement est orchestré par le Cabinet ministériel, soutenu par les agences centrales du pouvoir telles que le ministère des Finances, le Conseil du Trésor, le Bureau du Conseil privé et le Bureau du Premier ministre. Le Cabinet se veut un forum décisionnel permettant de proposer de nouvelles politiques, ou encore d’amener des changements à une politique existante. Les ministères sectoriels (santé, environnement, etc.) sont liés au Cabinet par divers processus tels que les mémoires au Cabinet, les présentations au Conseil du Trésor et les présentations au gouverneur en Conseil. L’analyse et l’information servant à élaborer une proposition de politique ou de programme doivent se retrouver dans les documents transmis au Cabinet. Les rédacteurs de ces documents doivent non seulement présenter ces données, mais également préciser et citer les documents desquels elles sont tirées. L’outil spécialisé DEBAT (due-diligence and evidence-based analysis tool) a été rendu disponible à ces rédacteurs en 2016 afin d’assurer une analyse plus robuste des données utilisées.  

La réglementation des divers secteurs et activités est une autre tâche importante des décideurs publics. La Directive du Cabinet sur la rationalisation de la réglementation (DCRR) souligne l’importance de « prendre des décisions fondées sur des données probantes et les connaissances scientifiques et empiriques les plus perfectionnées dont on dispose ». Une étape clé du processus est la préparation d’un Résumé de l’étude d’impact de la réglementation.  

C’est la Politique sur les résultats, implantée à l’été 2016, qui « établit les exigences fondamentales de la responsabilité ministérielle fédérale canadienne concernant l’information sur le rendement et l’évaluation ». Chaque ministère doit donc obligatoirement développer un cadre ministériel de résultats qui rapporte et présente ceux-ci sur une base régulière. La politique impose également des évaluations à tout programme ayant des dépenses moyennes pour cinq ans au-dessus de cinq millions de dollars. C’est le Comité de la mesure du rendement et de l’évaluation (CMRE) qui dirige et planifie ces activités d’évaluation. Dans les faits, les méthodes employées et la qualité des évaluations varient grandement d’un ministère à l’autre, et au sein même d’un ministère. Aussi, contrairement à ce qu’on pourrait penser, l’atteinte de résultats telle que déterminée par toutes ces évaluations n’est pas nécessairement une condition formelle pour l’obtention de financement.  

Horizon temporel de la demandeÉtape du processus de politiques publiquesObjectifExemple
Ex anteFormulation et mise en œuvreÉtablir les paramètres d’une politique et en déterminer la faisabilité, pertinence et justification.Mémoire au Cabinet – Outil de diligence requise et d’analyse fondée sur les données probantes pour les mémoires au cabinet.
RéglementationDéterminer les résultats anticipées d’une politique en vue de les atténuer.Résumé de l’étude d’impact de la réglementation (REIR).
Ex postÉvaluationDéterminer les résultats obtenus par une politique et informer la prise de décision.Politiques sur les résultats.

Bédard et Mallett soulignent quelques limites à l’utilisation imposée des données probantes. D’abord, il demeure toujours difficile de déterminer dans quelle mesure ces données influencent les décisions. Aussi, ce n’est pas parce que l’utilisation des données probantes est institutionnalisée qu’elle est nécessairement accomplie de manière efficace ou substantielle. Enfin, en l’absence d’une définition claire de ce qu’on entend par « données probantes », de standards de qualité pour ces données et d’une orientation officielle sur leur sélection, les acteurs de l’administration publique disposent d’une latitude telle qu’elle mène à un important risque de biais de sélection. Le recours à des revues systématiques de travaux (systematic literature review), une pratique encore mal connue des analystes et décideurs publics, pourrait être un outil intéressant pour faire face à cet enjeu.